RAPPORT SUR L’ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ CIVILE 2025

ÉCONOMIE : L’ÈRE DE LA PRÉCARITÉ ET DE L’INÉGALITÉ

La colère économique, moteur de nombreux changements politiques, dont le rejet des élus en place et la montée du populisme, a plusieurs sources.

Au fil des dernières décennies, au moins en partie grâce aux efforts de la société civile, des avancées ont été réalisées dans la réduction de l’extrême pauvreté à l’échelle mondiale. Cependant, ces progrès ont été interrompus depuis la pandémie de COVID-19. Par ailleurs, les économies subissent les conséquences des conflits – notamment l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, qui a fait flamber les prix de l’énergie – ainsi que l’aggravation des effets du changement climatique. 

Même si les hostilités en Ukraine cessent, le réalignement géopolitique, l’impunité persistante et l’imprévisibilité des États-Unis pourraient néanmoins alimenter de nouveaux conflits. Par ailleurs, les conditions météorologiques extrêmes, de plus en plus probables et fréquentes en raison du changement climatique, perturbent l’agriculture et font grimper les prix des denrées alimentaires lorsqu’il y a des mauvaises récoltes. Si les objectifs climatiques ne sont pas atteints, les effets de l’inflation alimentaire risquent de s’aggraver. Dès lors, des coûts élevés pour l’alimentation et l’énergie pourraient bien devenir la norme.

Des années d’orthodoxie économique néolibérale prônée par les élites ont souvent vidé les services publics de leur substance et les ont rendus plus onéreux. La baisse des taux de chômage à l’échelle mondiale masque en réalité un niveau élevé de travail informel et une précarité professionnelle, notamment dans l’économie des petits boulots qui est en pleine expansion. Cette situation est encore plus marquée dans les pays à faible revenu et touche particulièrement les jeunes. De nombreux diplômés quittent l’université avec peu de perspectives de trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications, et doivent souvent se battre pendant des années pour s’en sortir. La montée de l’automatisation et l’implémentation croissante de l’IA pourraient encore réduire les perspectives d’emploi. La flambée des prix entraîne une crise du logement et une grave pénurie d’habitations abordables. Dans de nombreux pays, les jeunes sont confrontés à la perspective de ne jamais pouvoir devenir propriétaires, devant consacrer une part croissante de leurs revenus au paiement d’un loyer.

Tout cela converge dans une ère de précarité économique. Partout dans le monde, de nombreuses personnes peinent à joindre les deux bouts et doivent consacrer l’intégralité de leurs ressources à leur survie quotidienne. Ces dernières années, la situation n’a fait que se détériorer. L’inflation des prix des denrées alimentaires et des carburants réduit le pouvoir d’achat et dégrade la qualité de vie. Le moindre choc économique peut avoir des conséquences dévastatrices. Même lorsque les indicateurs économiques de base suggèrent que tout va bien, comme aux États-Unis, nombreux sont ceux qui perçoivent une réalité bien différente lors de leurs achats quotidiens, ce qui explique en partie la victoire de Trump.

Colère économique

Le mécontentement s’exprime régulièrement par des manifestations dès que la pression économique s’intensifie. L’année 2024 a une fois de plus démontré que la flambée des prix des biens essentiels ou l’introduction de nouvelles taxes pesant sur les plus précaires déclenchent systématiquement des mobilisations. Ces mouvements vont souvent au-delà de leurs revendications initiales et se transforment en luttes plus larges pour une redistribution du pouvoir économique et politique.

Manifestation contre les difficultés économiques, la faim et l’insécurité lors des célébrations du Jour de l’Indépendance à Lagos, Nigeria, le 1er octobre 2024. Photo par Akintunde Akinleye/Reuters via Gallo Images.

L’année a été marquée par une vague de manifestations dans plusieurs pays africains, portée par une nouvelle génération de protestataires issus de la génération Z. Tout a commencé au Kenya, en réaction à un projet d’augmentation drastique des impôts. Face à la contestation, le gouvernement a rapidement fait marche arrière, mais la mobilisation s’est poursuivie. Des mobilisations similaires ont suivi au Ghana, au Nigeria et en Ouganda, pays où une importante population jeune est confrontée à des difficultés économiques et à des perspectives limitées.

Lorsque les manifestations provenant de la colère face au coût de la vie évoluent vers des revendications plus larges concernant le pouvoir économique et politique, les États réagissent souvent par une répression violente. Au Kenya, en plus de la violence exercée par les forces de sécurité à l’encontre des manifestants, un phénomène particulièrement inquiétant a émergé : des jeunes militants ont été enlevés par des personnes armées habillées en civil, largement soupçonnées d’être des agents de l’État. D’autres pays ont réagi avec une brutalité similaire, notamment au Nigeria, où les forces de sécurité ont eu recours à la violence meurtrière.

La colère économique a alimenté d’autres mouvements contestataires. Au Cachemire sous contrôle pakistanais, des manifestations ont éclaté en mai en réponse à la flambée des prix des denrées alimentaires, du carburant et des services publics. Elles ont rapidement dégénéré en violences. En Bolivie, des milliers de partisans de l’ancien président Evo Morales ont marché sur la capitale, La Paz, en janvier 2025, dans un contexte de crise monétaire, d’inflation et de pénurie de carburant. Dans ce pays polarisé, de nouvelles protestations sont probables durant cette année électorale. Dans les territoires français d’outre-mer de Guadeloupe et de Martinique, l’année 2024 a été marquée par des manifestations violentes, parfois déclenchées par l’inflation des denrées alimentaires mais aussi nourries par la colère contre le colonialisme. En 2025, d’autres manifestations liées au coût de la vie et aux hausses d’impôts sont inévitables, et dans les pays où l’espace civique est restreint, une répression étatique violente est probable.  

Les institutions mondiales exacerbent souvent ces problèmes. Les conditions de prêt imposées par le Fonds monétaire international (FMI) deviennent fréquemment la cible de la colère publique. Les augmentations d’impôts qui ont déclenché les manifestations au Kenya, par exemple, s’inscrivaient dans un ensemble de mesures exigées par le FMI, comprenant également des réductions des dépenses publiques et des mesures de privatisation. Au Nigeria, le président Bola Tinubu a suivi les recommandations de la Banque mondiale en supprimant dès le premier jour de son mandat les subventions aux carburants, avant de dévaluer la monnaie. Ces décisions ont renchéri le coût des produits importés et contribué à créer les conditions propices aux manifestations.

Inégalités économiques et capture de l’État

Elon Musk prend la parole lors de la célébration d’investiture de Donald Trump à Washington DC, États-Unis, le 20 janvier 2025. Photo par Angela Weiss/AFP via Getty Images.

Cette précarité n’affecte pas tout le monde. Le fossé entre les super-riches et le reste de la population ne cesse de se creuser. En 2024, les 2 769 milliardaires du monde ont vu leur fortune s’accroître de 2 000 milliards de dollars, soit environ 5,7 milliards de dollars par jour. Au cours de la dernière décennie, les 1 % les plus riches du monde ont accumulé 42 000 milliards de dollars supplémentaires. Cinq ans après le début de la pandémie, le schéma qui s’était alors dessiné s’est accentué : les ultra-riches s’enrichissent davantage, tandis que le reste peine à s’en sortir. Et cette concentration de richesse et de pouvoir se perpétue à travers les générations : aujourd’hui, 36 % du patrimoine des milliardaires provient d’un héritage.

Cette classe des ultra-riches n’a jamais été aussi impliquée dans la politique. Les élites économiques ont toujours exercé leur influence pour façonner à leur avantage les politiques fiscales, les régulations en droit du travail et les réglementations des entreprises. Le pouvoir oligarchique est une caractéristique bien connue des régimes moins démocratiques, mais l’administration Trump a marqué un tournant en intégrant un nombre sans précédent de milliardaires à son cabinet, renforçant ainsi les craintes que les États-Unis ne basculent, eux aussi, dans une forme d’oligarchie. Les politiques américaines, aux répercussions mondiales, seront façonnées par des individus totalement déconnectés des réalités de la pauvreté et de la vulnérabilité, mais qui maîtrisent parfaitement l’art de préserver et d’accroître leur richesse. Or, partout où elle s’installe, l’oligarchie sape la démocratie et les droits humains.

Les nombreuses entreprises qui ont ajusté leurs politiques internes pour s’adapter à l’administration Trump, notamment en abandonnant les initiatives de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) après qu’il ait mis fin aux programmes fédéraux en la matière, démontrent que le monde des affaires est prêt à faire des compromis quand la rentabilité est en jeu. De même, lors des élections décisives en France, les chefs d’entreprise ont ouvertement exprimé leur préférence pour le Rassemblement national plutôt que pour la coalition de gauche au pouvoir. En Inde, les industriels milliardaires Gautam Adani et Mukesh Ambani, proches de Modi, ont considérablement développé leurs empires et consolidé un contrôle sans précédent sur des secteurs clé de l’économie sous son administration. Les grandes entreprises et le fascisme peuvent coexister en parfaite harmonie.

Les inégalités se reproduisent au sein des principales institutions mondiales. Le FMI et la Banque mondiale restent dominés par les intérêts des pays du Nord, avec des structures de gouvernance figées depuis leur création après la Seconde Guerre mondiale. Le néolibéralisme économique qu’ils imposent aux pays du Sud en est le reflet, pesant de manière disproportionnée sur les populations les plus vulnérables et aggravant les inégalités économiques. Face à cette réalité, les propositions de la société civile visant à réformer ces institutions doivent être sérieusement prises en considération.

Réforme nécessaire

Le changement est indispensable, et les solutions existent. Des années de recherche, d’analyse et de plaidoyer ont permis à la société civile de développer des propositions concrètes, allant de la réforme des institutions financières internationales à l’introduction d’un revenu de base universel. Entre-temps, la semaine de travail de quatre jours continue de faire son chemin. Lancé par la société civile comme un moyen de rétablir un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée, en janvier 2025 ce modèle avait été adopté de manière permanente au Royaume-Uni par 200 entreprises, bénéficiant à quelque 5 000 employés. Les résultats des essais ont démontré que cela n’entraine aucune baisse de productivité. Les jeunes travailleurs en particulier, lorsque les conditions du marché du travail leur permettent d’exercer une influence, revendiquent de plus en plus des droits renforcés, ainsi que des semaines de travail plus courtes et des modalités de travail à distance plus flexibles.

Toute avancée significative vers une société plus équitable nécessite de s’attaquer au fossé grandissant – et de plus en plus flagrant – entre les ultra-riches et le reste de la population. Si l’économie mondiale ne profite réellement qu’à une infime minorité, alors, au nom de la justice, il doit y avoir des mécanismes de redistribution.

Les propositions relatives à l’impôt sur la fortune et aux taxes sur les bénéfices exceptionnels – comme celles concernant les entreprises du secteur énergétique qui, sans aucun mérite particulier, ont engrangé des bénéfices records suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie – doivent être prises au sérieux. À eux seuls, les impôts sur la fortune pourraient générer plus de 2 100 milliards de dollars par an. Les droits de succession pourraient contribuer à lutter contre la perpétuation du pouvoir économique des élites et les inégalités qui persistent d’une génération à l’autre. Le G20, club des principales économies mondiales, est rarement perçu par la société civile comme un moteur de mesures progressistes. Il a néanmoins fait quelques avancées : lors de son sommet de 2024 au Brésil, les dirigeants se sont mis d’accord sur la nécessité de taxer les super-riches.

Le manque à gagner fiscal est également un énorme problème mondial : chaque année, 492 milliards de dollars US sont perdus lorsque les entreprises et les particuliers tirent avantage des paradis fiscaux. Là où les oligarques ont la mainmise, les avantages fiscaux risquent de se multiplier. Mais le fait que le G20 commence à reconnaître ce problème ouvre la voie à un véritable élan réformateur. Un processus international prometteur est déjà en cours : une convention fiscale mondiale des Nations unies est visée d’ici 2027, ce qui offre l’occasion de renforcer la coopération internationale pour récupérer une plus grande part des impôts perdus.

En 2025, l’action de la société civile devrait mettre l’accent sur la solidité du traité et sur la taxation de la richesse, notamment lors de la prochaine conférence internationale sur le financement du développement ainsi que dans les années à venir. Les ressources libérées devraient être investies dans la construction d’un monde plus juste et plus équitable.